Repose en paix, camarade

Sensation d’un coup terrible, d’un grand vide, d’une énorme perte. Dimanche, Alain Vaucher nous a quitté. Du petit groupe de vapoteurs romands à l’origine de l’association Helvetic Vape, il en a été le président de sa création à la fin 2014. «Son action passionnée a posé les bases de notre combat et continuera à nous inspirer», rappelle l’association des vapoteurs Suisse.

Née d’une discussion sur le surnommé «grand forum» français fin 2013, l’asso se lance, s’organise et appelle déjà à en finir avec la prohibition des liquides nicotinés. «L’hypocrisie de cette interdiction, c’est que pour quitter le tabagisme de manière efficace avec le vapotage, il faut évidemment de la nicotine dedans», explique Alain sur l’antenne vaudoise de La Télé en mars 2014.

Avant de préciser le second axe de lutte contre l’assimilation de la vape au projet de Loi des produits du tabac (LPTab). «Il faut sortir le vaporisateur personnel des produits du tabac (…). Il faut que cela soit facile d’accès car c’est un moyen de quitter la cigarette». Deux ans plus tard, la lutte continue contre la prohibition actuelle et pour une approche de réduction des risques à l’aide du vapotage, qui serait sabotée par le projet de loi du Conseiller fédéral Alain Berset.

Amoureux des rencontres, Alain est un des instigateurs des vapéros genevois. Rendez-vous d’une bande de vapoteurs se contactant sur le forum Vap-Romandie et fluctuant au gré des disponibilités, des envies et des initiations. La dimension de communauté d’entraide du monde de la vape est essentiel aux yeux du libertaire. Auto-support pour le sevrage tabagique en premier lieu, mais aussi communauté de plaisir, de bidouillage ou simplement de rencontres inattendues sur la base d’une défume commune en souplesse. Un soubassement politique, au sens du lien social et de son articulation, à cette révolution des volutes qui porte la réduction des risques dans la lutte contre le tabac.

Puis Alain quitte la présidence d’Helvetic Vape pour «se lancer à fond» dans la vape. Avec des activités rémunérées, pas bézef, mais incompatibles avec un poste de responsable selon les statuts de l’asso. D’abord, il rejoint son pote Luc dans le magasin La machine à vapeur (LMAV.ch) fin 2014. Il ouvre «l’Atelier» deux fois la semaine en fin de journée. Antithèse d’un apple-store, l’entresol d’une quinzaine de m² voit se bousculer quantité d’objets iconoclastes. Au centre trône une moto BMW des années 70 au carbu démonté, tandis que deux ou trois anciennes machines à cafés italiennes, mécaniques évidemment, attendent leurs remontages sur un établi. Enfin un autre établi dédié à la vape et des tas de caisses de choses dont je n’ai jamais deviné le contenu.

De vapotage en papotage, on peut y croiser aussi bien «anciens» de la contre-culture genevoise que des vapo-geeks passionnés balançant sur Youtube leurs reviews de mods artisanaux. Au milieu des néophytes ou à pas peine plus éclairés comme moi, écoutant, riant, apprenant. Et posant des questions. C’est un sujet sur lequel j’aurais tellement aimé pouvoir l’interroger. Quelle part a pris ce magma de rencontres dans son processus de création ?

Car Alain est aussi modeur. «Créateur de mod», précise t-il dans un éclat de sourire. Avec son ami Xavier, il met au point le Figurado. Un genesis en forme de cigare cubain roulé à la main en cône. D’épuration esthétique en astuces techniques, notamment un système de fermeture à baïonnette, ce projet cherche l’équilibre entre qualité de vape, beauté et praticité. Les revieweurs, plus calés que moi, diront ce qu’ils en pensent. Le projet se veut aussi conséquent économiquement. Pas au sens du ratio de rentabilité des business-managers. Entièrement façonné en Suisse, il participe d’une logique de relocalisation. Cela n’a pas été forcément tout simple… Une approche artisanale dans l’âme qui les amène à adhérer à l’Union des artisans de la vape, un nid de modeurs où André Calantzopoulos n’oserait pas y mettre son mégot.

Ce soucis d’entremêler vie et création, cohérence politique et convivialité sociale n’est pas nouveau pour Alain. Nous nous étions une première fois croisés au milieu des années 1990′. Lui architecte, et moi menuisier, lors de la rénovation de logements associatifs d’un immeuble de l’Ilôt 13. Ce bout de quartier adossé à la gare genevoise, faisant figure de territoire de résistance à l’avancée des bâtiments de verre et d’acier des institutions internationales. Dans lesquels haut-fonctionnaires de l’ONU, l’OMC ou de l’OMS décident, programment et négocient nos vies et nos morts. Formé par Daniel Marco, figure locale historique de la contestation de l’urbanisme dicté par le profit, Alain a pleinement saisi le rôle politique à la fois de la mise en forme des espaces et de la nécessité d’organisations participatives. On n’impose jamais sans dommages des formes de vie, on crée collectivement le vivre ensemble.

Cet engagement le pousse, par une quasi évidence, dans la contre-culture alors prolifique du Genève des années 1990. Pendant une douzaine d’années, il s’établit sur l’espace occupé Artamis, lieu regroupant alors plus de 300 artistes et artisans en autogestion. De punk en alternatif, il se retrouve aussi à taper la batterie dans les syncopés Pouffy-Poup et du pock-runk band The nurse and the sixburns.

Depuis peu, je savais qu’il traînait une sale maladie. Celle qui te détruit de l’intérieur silencieusement. Après une mauvaise passe, il a repris le dessus et retrouver son énergie. Il n’en parle pas beaucoup. Par pudeur probablement. Et surtout, je crois, par refus d’apitoyer, d’avoir des regards désolés, bien intentionnés mais terriblement navrés, posés sur lui. La maladie, cette chose si intime et personnelle aux racines si politiques et collectives. Dans cet écart est né son engagement pour que nous reprenions ensemble du contrôle sur nos vies, notre santé, nos dépendances.

Au-delà de ses activités débordantes à multiples facettes, dont je suis très loin de tout savoir, Alain est cette générosité vitale où le regard pétillant exprime une intelligence singulière. Un être d’exception qui a choisi la vie à plein. Trois fois papa et amoureux, fiston et frère, incommensurablement pote, Alain laisse le souvenir de son affection sans limite, de son sourire et de son appétit de vie.

Alain est extraordinaire.

Repose en paix, camarade.

Je ne sais à quel point exprimer ma compassion pour sa famille et ses proches.

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