Philip Morris Files (2) : Quel intérêt défend l’Inde à la Convention anti-tabac de l’OMS ?

Les gentils face aux méchants. Le héros au cœur pur face au diable. Les fils narratifs des articles sur le tabac sont souvent d’une simplicité enfantine. Malgré une réalité plus complexe. Dans le second volet de leur enquête sur les Philip Morris Files, les journalistes de Reuters reprennent la recette. Un officier anti-tabac de l’Etat de Delhi, S. K. Arora, traque de manière très musclée les publicités des cigarettiers dans les échoppes de tabac. Avec ses placards, Philip Morris essaie de piquer des parts de l’énorme marché indien de 275 millions de fumeurs à la marque locale ITC qui en détient 80%. L’officier Arora juge ces pubs illégales quand le cigarettier vaudois estime que la loi les autorise. La justice indienne saisie de l’affaire ne s’est pas encore prononcée. Au détour de ce chassé-croisé, où lutte anti-tabac et protectionnisme économique sont difficiles à distinguer, Reuters évoque un document très troublant de Philip Morris. Sans vraiment approfondir le sujet…
Cibler le Premier Ministre indien
« Dans les documents détaillant les plans de la société [Philip Morris] pour la Convention biennale du traité anti-tabac de l’OMS en Inde en novembre dernier, le Premier Ministre Narendra Modi est désigné comme une cible majeure. Un objectif clef: préempter Modi d’éviter de prendre « des mesures anti-tabac extrêmes » « , explique Reuters, citant la présentation power-point de Chris Koddermann en 2014. Le dirigeant canadien de la cellule de renseignement et de lobbyisme de Philip Morris a t-il réussi à démarcher le chef du Gouvernement indien? 

Reuters affirme que le cigarettier a listé trois proches du Premier Ministre indien dans l’optique de l’influencer. Le Ministre de la santé, Jagat Prakash Nadda, celui du commerce, Nirmala Sitharaman, et Amit Shah, Président du parti Bharatiya Janata. Reuters en reste là. Ni le Premier Ministre Modi et les autres personnalités politiques citées, ni le cigarettier n’ont voulu commenter. Les journalistes n’ont pas questionné l’OMS à ce sujet (Sic!).
Ils sont parmi nous
Pourtant, Jagat Prakash Nadda, le Ministre de la santé indien, a été une des têtes d’affiche de la Convention de New Delhi. A ses côtés durant l’ouverture, Maithripala Sirisena, Président du Sri Lanka, appelle à la guerre au vapotage, nouvelle « raison d’inquiétude pour les jeunes ». Tandis que Vera da Costa, la Secrétaire Générale de la Convention anti-tabac de l’OMS, cadenasse toute velléités de débat: « Gardez toujours à l’esprit la présence malveillante de l’industrie du tabac parmi nous ». La brésilienne est enthousiaste pour ce sommet. « Cette Conférence des Parties posera un jalon déterminant sur le chemin qui nous mènera à un monde sans tabac », prédit celle présentée comme HEAD, la tête de la Convention.
Le sommet égrène les topics habituels du traité au long de la semaine. Encouragements à augmenter les taxes sur le tabac, interdire la fumée dans les lieux publics, interdire la publicité… rien de neuf dans l’air conditionné et filtré du palais des congrès de Noida. Les 1’500 délégués et lobbyistes de diverses organisations, la plupart américaines et sponsorisées, rabâchent des propos attendus. Le sujet sensible du projet de cigarettes à très faible taux de nicotine, en vue d’interdire ou surtaxer celles en contenant plus, reste objet de débat en catimini.
Les indiens attaquent
Mais le véritable sujet sur lequel la Secrétaire Générale brésilienne fonde ses espoirs de tournant déterminant arrive le mercredi, à l’initiative du pays organisateur. Avec le soutien appuyé du Secrétariat Général, l’Inde dépose une proposition de résolution pour la prohibition totale du vapotage au niveau mondial. Co-signée par la Thaïlande, dont le tabac est monopole d’Etat, le Kenya et le Nigeria, dont la presse locale rapporte une tentative d’infiltration de la délégation par l’industrie cigarettière, l’initiative déclenche la polémique.
Les délégations du Canada, de l’Union Européenne et du Royaume-Uni résistent à cette condamnation du produit de réduction des méfaits. Le rapport produit par le Secrétariat de l’OMS pour soutenir l’interdiction comporte de graves lacunes scientifiques selon le contre-rapport du Centre de recherches sur l’alcool et le tabac britannique (UKCTAS). Le Secrétariat tente d’empêcher la diffusion du rapport britannique signé des Prs John Britton, Linda Bauld, Ann McNeill et Ilze Bogdanovica, quatr
e spécialistes de renommée mondiale sur le sujet. Malgré le brouillage du wifi et des ondes des téléphones portables sur ordre de l’OMS, les traductions mises en ligne par Clive Bates au second jour des débats sur le sujet seront consultées par une poignée de délégués depuis leurs chambres d’hôtel.

Jaime Arcila Sierra, au statut d’observateur à la Convention de New Delhi, est employé de l’organisation américaine Corporate Accountability International

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A l’intérieur du bâtiment coupé de l’extérieur, les pressions s’intensifient sur les délégués récalcitrants et les observateurs ouverts au débat sur la réduction des méfaits. Après trois jours de palabre, la Convention prend fin et le Secrétariat Général se résout à ne pas prononcer l’appel à la prohibition mondiale des produits sans tabac ni combustion de vapotage. Agacée, Vera da Costa lâche sa « déception des résultats » de la Convention. Malgré le « fuitage » de la déclaration de la délégation européenne, le Secrétariat rédige deux jours après la Convention une déclaration finale à peine adoucie sur ce point en invitant les pays « qui n’ont pas encore interdit l’importation, la vente et la distribution de ces dispositifs à envisager de les interdire ou de les réglementer »
Pourquoi tant de haine?
Cette part cachée de la Convention de l’OMS, Reuters ne la raconte pas. C’est pourtant le seul média mainstream a avoir dépêché un journaliste au sommet de New Delhi. L’évocation du ciblage de personnalités politiques indiennes par Philip Morris reste en suspend dans son dernier article. Doit-on suspecter le forcing pour imposer la lutte contre le vapotage comme priorité de la Convention anti-tabac et les efforts de l’OMS pour pousser à sa répression, notamment aux Philippines, d’être le fruit du travail de noyautage de Philip Morris? Peut-être, ou pas… Le cigarettier a évidemment tout intérêt à maintenir la prédominance de la cigarette, son produit phare. Mais d’autres intérêts ont pu concourir à cette étrange obsession de l’OMS.
En focalisant l’attention sur l’industrie cigarettière, le discours de l’OMS laisse dans l’ombre les enjeux de balance commerciale des pays producteurs de tabac non-manufacturé. Pourtant selon les données de ITC, le Brésil avec plus de 2 milliards $ d’excédents commerciaux sur le tabac en 2016, le Zimbabwe avec 872 millions $ et l’Inde avec 651 millions $, ont un intérêt économique évident à maintenir la consommation de tabac face à son concurrent sans tabac du vapotage. Un aspect étrangement absent des débats et de la couverture médiatique. Alors que l’Inde a investi une somme importante, certains évoquent plusieurs millions de dollars, pour financer l’organisation du sommet de l’OMS. 
Le Secrétariat de l’OMS ne respecte pas le traité qu’il est censé faire appliquer

Le point est d’autant plus troublant que le Secrétariat Général bafoue ouvertement, avec sa guerre au vapotage, le principe de réduction des méfaits pourtant stipulé au premier article, point (d), définissant la lutte anti-tabac du Traité. Un principe cher aux défenseurs d’une approche intégrant les outils de consommation de nicotine à faible risque contre le tabagisme. Mais pour le moment exclu par l’OMS, au profit des vendeurs de cigarettes, des producteurs de tabac et de quelques autres bénéficiaires de l’industrie de la maladie. Et au détriment de la santé publique et des usagers de nicotine.

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