La panne du modèle anti-tabac australien fait le bonheur de la mafia (1) [MàJ]

« Il faut avoir la loi la plus dure possible. Il faut faire que les fumeurs se sentent comme des lépreux. Il faut rendre leurs vies horribles ». La déclaration du député Craig Kelly à l’hebdomadaire Saturday Paper en septembre ne parait même plus outrancière dans le contexte australien. Le Président de la Commission parlementaire sur le tabac illicite exprime l’idéologie prédominante des autorités aussies sur le tabagisme. Pionnière du paquet neutre depuis 2012, pratiquant les prix de cigarettes les plus élevés au monde en plus d’une propagande agressive contre les fumeurs, l’Australie ne réussit pourtant plus à faire baisser son tabagisme. Depuis 2013, la part de fumeurs est stable selon les statistiques officielles de l’Australian Institute of Health and Wellfare (AIHW)« Pour la première fois, il n’y a pas eu de réduction statistique significative du taux de tabagisme, et même une légère hausse du nombre de fumeurs », déclare le Pr Colin Mendelsohn, expert en santé publique à l’Université de New South Wales, au quotidien the Australian.

En 2016, l’Australie est repassée au dessus des 2,4 millions de fumeurs sur une population de 18,7 millions d’adultes. En parallèle, le marché noir de tabac explose et les affaires de corruption des forces de police des frontières se multiplient. Réflexe répressif, le budget dédié contre le trafic de tabac prend l’ascenseur. En dépit des signes de panne de leur modèle, dont nous dressons le constat à grand traits ici, les ultras de la la lutte anti-tabac australiens ne se départissent pas d’une ligne hostile à toute aide aux fumeurs à s’en sortir. Symptôme de ce dogmatisme, leur forcing pour maintenir l’interdiction de vente de liquides de vapotage nicotinés, jusqu’à faire des déclarations trompeuses au parlement. Nous essaierons d’écrire un second volet sur l’impasse dans laquelle se trouvent bloqués les australiens.

Tabagisme en stagnation depuis 2013
Publiées le 28 septembre, les dernières statistiques gouvernementales recensent 15,8% de fumeurs adultes au quotidien en 2016. Ce chiffre exclue les indigènes dont le taux de 44,4% de fumeurs adultes n’est mentionné que dans les données brutes de l’enquête. Laissant de côté les étranges pratiques statistiques australiennes – exclusion des indigènes mais aussi fixation d’un inhabituel âge de 14 ans pour le taux général de 12,2% mis en avant dans les médias -, le débat local se focalise sur la panne de la dynamique de réduction du tabagisme. « L’analyse révèle que le nombre de fumeurs a diminué entre 2010 et 2013 de 317’000 personnes, mais il a ensuite augmenté de 21’000 fumeurs supplémentaires entre 2013 et 2016 », explique Adam Creighton, journaliste de l’Australian.

Baisse chez les ados, légère hausse chez les quadras

Bien que la stratégie actuelle combinant paquet neutre et hausses de prix semble avoir un effet positif de réduction du tabagisme chez les jeunes, elle se révèle inopérante pour les fumeurs établis, notamment d’âge moyen. Entre 2013 et 2016, la part de fumeurs non-indigènes des 12 à 17 ans aurait été divisée de moitié, portant l’âge moyen d’initiation tabagique à plus de 16 ans. Ce chiffre est cependant annoncé avec l’avertissement d’une importante marge d’erreur possible par l’AIHW. Tandis que les taux de fumeurs non-indigènes des 30 à 49 ans ont augmenté entre 3% et 4%.

Cette légère hausse du nombre de fumeurs australiens semble se confirmer avec les résultats du monitorage des eaux usées. Initié en 2016, les données n’ont pas assez de profondeur temporelle pour en tirer des conclusions solides. Mais entre août 2016 et février 2017, « dans le territoire de la capitale australienne et la plupart des Etats, les relevés sur les quatre périodes montrent une légère hausse de la consommation de tabac », explique le second rapport national de monitorage des eaux-usées australien publié en juillet dernier. Ce suivi mesure le taux de cotinine, la métabolite de la nicotine, dans les eaux-usés. En février dernier, il évaluait la consommation à environ 1’200 cigarettes quotidiennes pour 1’000 habitants en moyenne.

En plus du paquet neutre, l’Australie utilise lourdement l’arme des taxes contre le tabac. Depuis septembre, un paquet de cigarettes courant coûte 35 $aus (environ 22€ ou 25Fs). Les prix vont continuer de grimper, à raison de 12,5% par an, pour que le paquet le moins cher atteigne plus de 40 $aus (environ 27€ ou 30Fs) d’ici 2021. Les prix des cigarettes en Australie sont les plus élevés au monde, et le tabagisme stagne. Une opportunité saisie par les trafiquants d’offrir du tabac illicite qui, sans taxe, se négocie à environ moitié moins cher sur le marché noir. 
De 8% à 30% du tabac vendu au marché noir
Le trafic atteindrait l’équivalent d’un milliard $aus selon l’Australian Border Forces (ABF), la police des frontières australienne. Un chiffre contesté par Rohan Pike qui évalue la contrebande de tabac à quatre fois plus dans son rapport à la Commission parlementaire sur le tabac illicite, selon le Sydney Morning Herald« Le prix actuel du tabac, conjugué à la perception publique que les seules victimes du trafic illicite de tabac sont les gouvernements inefficaces et corrompus ainsi que les fabricants de cigarettes, a amené les fumeurs vers les produits de contrebande », explique Rohan Pike, fondateur du groupe spécial anti-tabac de l’ABF et désormais consultant sur le commerce illicite de tabac.

[MàJ- 19-12-2017] La nouvelle évaluation de l’ABF, annoncée fin octobre (mais que j’avais raté au moment de la rédaction), évoque une part de 15% de tabac illicite sur le total du tabac consommé sur l’île. Le rapport annuel des douanes fait état que les saisies de tabac ont doublé en 2016-207, par rapport aux années précédentes. Ceci peut être un indice d’une augmentation du volume du trafic.

De son côté, John Silvester, dans le Sydney Morning Herald du 16 décembre, explique que les hausses de prix des cigarettes ont fait exploser le trafic de tabac pour la raison assez simple du niveau de retour sur investissement. « En investissant 200’000 $ dans la cocaïne, on peut espérer un rendement de 1,6 million de dollars. Investir le même montant dans les cigarettes de contrebande en provenance de Chine et le retour serait de 10 millions de dollars », explique le journaliste spécialisé sur la criminalité. Il évoque également l’explosion de braquages visant les cigarettes pour les revendre au marché noir australien. [/]

Entre ces deux évaluations, le cabinet KPMG avance un taux de 14%, équivalent à 1,7 milliards $aus, de tabac illicite consommé sur l’ensemble du marché australien. Mandaté par les trois grands cigarettiers, les enquêteurs de KPMG ont le mérite de livrer leur méthodologie basée notamment sur le ramassage de paquets de cigarettes et de feuilles à rouler usités. Difficile de trancher entre ces évaluation allant de 8% à 30% du marché aux mains de la contrebande, estime le Dr Colin Mendelsohn sur les ondes de Tasmania Talks. Par définition, le marché souterrain échappe aux mesures précises.

Pas de marché noir ?

Artisan de la politique anti-tabac actuelle, le Pr Simon Chapman se mure dans le déni sur la question. « Il doit y avoir des centaines de milliers de touristes fumeurs qui viennent en Australie chaque année », évacue le titulaire d’un doctorat en communication en réaction au rapport de KPMG fin 2013. Fin 2015, plutôt que d’accuser les fumeurs étrangers, Simon Chapman nie cette fois l’existence d’un marché noir de tabac, du moins d’un volume conséquent. « Comment les fumeurs ordinaires pourraient trouver [du tabac illicite] avec cette soi-disant facilitée consommée, alors qu’avec toutes leurs ressources la police fédérale et les inspecteurs des impôts ne parviennent pas souvent à le faire? », questionne t-il de manière rhétorique dans the Conversation.

Le démantèlement d’un réseau de trafiquants début août parait infirmé les propos du Pr Chapman. Dans le sillage du coup de filet coordonné par Interpol, deux agents de l’ABF sont limogés. La police des frontières se retrouve sur le grill après la publication, par Fairfax Media, de documents confidentiels liés à l’affaire. D’une part, l’existence d’un réseau de plus de 350 points de vente de tabac illicite est mise à jour. Autre révélation, les forces de la police des frontières étaient infiltrées, au moins depuis 2008, par des agents du réseau démantelé. Au travers des affaires révélées, on comprend que le tabac est devenu un business intégré par les trafiquants.

« La réglementation a créé un environnement à faible risque et à grands bénéfices pour le crime organisé », insiste pour sa part Rohan Pike. Cigarettes de marques en contrebande, contrefaçons et marques « blanches » côtoient le tabac en vrac
, surnommé chop chop par les Australiens, sous les comptoirs des épiciers ou sur des zones de marché noir.
225 tonnes de tabac illicite saisies en deux ans

Pourtant en juin 2015, la police des frontières se flattait d’une saisie record de 71 tonnes de tabac de contrebande. Mais aucune poursuite n’e s’en est suivie. Selon le Sydney Morning Herald, cette affaire, que le quotidien qualifie de « farce », illustre l’impuissance des forces de police débordées par le trafic malgré son budget augmenté de 7,7$aus millions par le Ministre Peter Dutton. Pour sa défense, l’ABF affirme ne pas chômer. Ces deux dernières années, 225 tonnes de tabac ont été saisies et une centaine de personnes impliquées dans le trafic de tabac poursuivies, selon les déclarations du porte-parole de l’ABF au Financial Review. Une saisie qui reste marginale en regard des estimations oscillant entre 1’300 et 5’000 tonnes de tabac illégal vendues par an en Australie.

Autre source de tabac illicite, des plantations locales ont émergées malgré l’interdiction d’en cultiver depuis 2006. En mars dernier, l’Australian Tax Office (ATO) mettait la main sur deux lieux de production dans les New South Wales et à Victoria. « Le marché noir est assez important. Il y a un véritable engouement dans la communauté avec les prix élevés actuels des cigarettes légales », déclare alors Peter Vujanic, Commissaire de l’ATO au journal ABC.

L’émeute des patchs nicotinés

Autre manière de contourner la prohibition du tabac en vigueur en prison depuis 2015, on y fume des cigarettes roulées de thé aspergé de nicotine dans des feuilles arrachées à la bible. Méthode catastrophique pour les poumons, selon un témoignage publié par Vice. Une émeute se déclenche à la prison de Risdon du 9 août« Le Service pénitentiaire de Tasmanie a décidé de reconsidérer son programme de thérapie de substituts de nicotine après une émeute des prisonniers durant huit heures à Risdon le mois dernier, apparemment en réaction à la fin progressive planifiée de l’accès aux patchs nicotinés », rapporte le Mercury début septembre.

L’alternative du vapotage interdite

L’Australie n’a jamais connu un tabagisme aussi omniprésent qu’en Europe, où les troupes américaines ont largement distribué des Lucky Strike au « goût de liberté » après la 2ème guerre mondiale. Selon les statistiques officielles, le tabagisme australien était de « seulement » 25% en 1990. Depuis, la politique anti-tabac a réussi à réduire de moitié le tabagisme. Une tendance générale aux pays occidentaux sur cette période. Les britanniques ont même réduit plutôt plus fortement leur tabagisme, en suivant certaines mesures communes avec les australiens.

Alors que les britanniques se sont ouverts à l’intégration de l’approche de la réduction des méfaits depuis cinq ans, l’Australie reste sur une ligne puritaine d’harcèlement des fumeurs. Cette approche unilatérale n’est-elle pas en train de devenir contre-productive? L’essor du marché noir semble en train de créer une offre de tabac hors de tout contrôle des autorités. Ouvrant une logique de gonflement à l’infini des budgets policiers que l’on connait déjà pour d’autres substances, telles que le cannabis.

Faire quelque chose pour aider les fumeurs?

Pointée comme une des causes de ce maintien du tabagisme établi, l’absence d’aide aux fumeurs, symbolisée par l’interdiction de vente des liquides de vapotage nicotinés. « Il est temps d’en finir avec cette interdiction ridicule du vapotage et de commencer de faire quelque chose pratique pour aider les fumeurs à sortir des cigarettes », tranche le Senateur David Leyonhjelm, leader du Parti libéral démocrate. L’Australie est le dernier pays occidental, avec la très tabaco-pharmaceutique Suisse, à maintenir la prohibition des liquides de vapotage nicotinés. Pour une dynamique similaire, même si les niveaux y sont sensiblement différents, de maintien du tabagisme. La Nouvelle-Zélande, jusque-là sur un modèle identique à ses voisins australiens, a perçu les limites de l’approche « abstinence only », notamment en matière d’inégalités sociales. Elle a opté pour une politique anti-combustion intégrant la réduction des méfaits avec le vapotage.

« L’Australie fait tout ce qu’elle peut en terme de lutte anti-tabac, mais la différence clef avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis où les taux de fumeurs ont dégringolé ces dernières années, c’est la forte hostilité australienne au vapotage », explique Alex Wodak, Directeur de l’Australian Drug Law Reform Foundation. L’Australie va t-elle savoir réformer son modèle ? 
A suivre…
Mise à jour 12 mars 2018 : les ventes légales de tabac ont augmenté durant les quatre trimestres de 2017, pour la première fois depuis 2004. Elles atteignent près de 16 milliards de dollars australiens (plus de 10 milliards €) sur l’année. « Une inversion de tendance de fond inquiétante », selon le Pr Mendelsohn. Voir notre brève plus détaillée.

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