Vape & média : de quel cancer les métastases du journalisme sont-elles le symptôme ?

Le 28 décembre, le réveillon s’avance avec ses bonne résolutions du nouvel an. Des millions de fumeurs songent à arrêter la clope. Tombe alors un communiqué de presse sur EurekAlert, portail d’info de l’American Association for the Advancement of Science (AAAS). Selon Cindy C. Butler, chargée de comm’ du département des Veterans Affairs de San Diego (Californie) qui l’a financé, une étude établirait la cytoxicité (toxicité des cellules) des vapeurs d’e-cigarette. La Doc. Jessica Wang-Rodriguez, referent de la recherche publiée en novembre sur Oral Oncology, conclue, lapidaire: «Je crois que les cigarettes électroniques ne sont pas mieux que de fumer du tabac».

Faire son beurre en brassant de l’info 

Les médias se jettent sur la punchline. En Angleterre, le Telegraph en fait sa une. Le Mirror, l’Independent et le Daily Mail suivent le filon. En France, le Parisien, les quotidiens régionaux du Centre et Futura-Science dispatchent l’article de RelaxNews, la filiale «info loisir» de l’Agence France-Presse (AFP). En Suisse, l’opérateur télécom Bluewin joue au spécialiste scientifique et au Canada, le Journal de Montréal, Canoë et Métro dupliquent sans sourciller.
Sciences & Avenir et le site médical Santé log se démarquent par quelques précautions sur les limites de ce type de recherche [*]. Notamment, le fait connu que les études in vitro sur des cellules ne rendent pas compte de leur comportement in vivo. «Notre étude ne prouve pas que ces dommages peuvent arriver aux gens, car elle est menée sur des cultures de cellules», précisera Laura Crotty Alexander, autre chercheuse associée à l’étude, dans le San Diego Union-Tribune du 31 décembre.

HN30

Précautions nécessaires mais non suffisantes à rendre compte des résultats. Car l’étude californienne n’a pas observé deux échantillons de cellules épithéliales, ni même trois comme le suggèrent confusément certains articles. Mais trois types de cellules soumises à cinq situations. Le premier type de cellules se nomme HaCat, des cellules saines mais génétiquement modifiées pour être «immortalisées» selon les termes de la recherche. Les deux autres types de cellules, également modifiées, sont cancéreuses répondant aux doux noms de UMSCC10B et HN30.
La première situation des trois types de cellules n’a reçu aucun stress externe. Autre cas témoin, les cellules soumises à de la nicotine pure. Quatre autres pétri ont été soumis à des concentrés extraits de vapeur d’e-liquide, obtenus de deux ecig différentes par un procédé très opaque. Deux étaient sans nicotine et deux dosés à 1,2% de nicotine (taux courants). Ceux-ci ont été ré-imbibés de concentré tous les trois jours durant huit semaines. L’étude précise que ces concentrés ne correspondent pas à une consommation réaliste. Un problème méthodologique crucial mis en relief par Paul Barnes.

«A cause de la haute toxicité de l’extrait de fumée de cigarette, les échantillons traités au tabac ne l’ont pas été plus de 24 heures», dans l’étude

Enfin, des groupes de cellules soumises à un extrait de cigarette Marlboro filtre rouge, précisé en deuxième page de l’étude: «A cause de la haute toxicité de l’extrait de fumée de cigarette, les échantillons traités au tabac ne l’ont pas été plus de 24 heures». Voilà ce qu’aucun média n’a relevé. Tout simplement parce qu’aucun journaliste n’a pris la peine de lire l’étude elle-même. Ou si mal qu’il n’a pas vu ce point essentiel occulté par le Press Release officiel.

«Les cellules peuvent survivre huit semaines aux e-liquides, mais seulement 24 heures aux cigarettes»

Le tableau des résultats du pourcentage de mortalité des cellules des différents cas
Environ moitié moins de cellules meurent après 56 jours de traitement tous les trois jours aux concentrés de liquides de vapotage qu’après une journée d’un seul traitement à l’extrait de Marlboro. Doit-on en conclure que le risque cancérigène de la vape est en deçà de 1% de celui des cigarettes ? Ce serait se montrer aussi péremptoire que la Doc Wang-Rodriguez. Pour toutes les raisons méthodologiques évoquées par avant et clairement synthétisées dans un article de Fergus Mason. La chercheuse Laura Crotty Alexander, toujours dans le San Diego Union-Tribune du 31 décembre, souligne d’ailleurs que «l’extrait de fumée de cigarette tue les cellules à une moindre concentration que ne le fait la vapeur de e-cigarette. Et les tue beaucoup plus rapidement».
Ces résultats sont des indices, seulement des indices. Mais confirmant d’autres études sur la réduction des risques de la vape par rapport au tabac fumé. C’est ce que souligne la Pr Linda Bauld, en réponse à la paranoïa déclenchée par le tir groupé d’articles, dans le Guardian du 30 décembre: «Si nous comparons la vapeur d’ecig avec l’air frais, nous trouvons la présence de certains toxiques, comme déjà montré lors d’études antérieures. Mais ce que les résultats de cette étude montrent, c’est que si nous comparons la vape et la fumée de tabac, alors les ecigs sont plus sures».
Pour le cancérologue Ian Lewis, les journaux auraient pu titrer que «les cellules peuvent survivre durant huit semaines dans le concentré de vapeur d’ecig mais
seulement 24 heures dans l’extrait de cigarette»
. Pour sa part, le Pr Clive Bates estime, sur son blog, que «si la plus conventionnelle pratique journalistique est de simplement rapporter ce que la recherche en question a trouvé, alors il y a dans cette étude peu matière au sensationnalisme» [PS. billet traduit par Florence sur Vapor-Gate]. Mais alors pourquoi diable cette cabale journalistique a t-elle eu lieu ?
L'absence de vérification des informations par les journalistes
Media Porn : plus de Q que d’info 

La junk-infood fait son beurre

Du barattage au baratin, le journalisme a découvert la fonction copier/coller pour faire tourner. Telle la fermière d’autrefois brassant le lait pour en faire son beurre. En 2008, Waseem Zakir, journaliste à la BBC, forge le néologisme de «churnalism». Ce barattage de communiqués de presse et de packaging médias réduisant les coûts et augmentant le volume de production d’infos. Nous subissons ainsi un martèlement en continu de «nouvelles», de préférence angoissantes pour éveiller la compulsion pour les produits en pubs. L’infotainment, cette «info loisir» pour le dire avec les mots de l’AFP, touche aussi les rubriques scientifiques, comme le soulignait le Guardian en 2011
Cette réplication peut aller jusqu’à recopier les fautes de frappe. Comme celle de mettre un Q en place d’un G au gré des lignes du repiquage hésitant entre les deux orthographes de Wang-Rodriguez (voir notre montage non exhaustif). A fortiori sur le contenu, la critique éclairée s’efface au profit du sensationnalisme. La course aux clics dans l’effrénée info en «temps réel» prend la place du traitement réfléchi. De 1990 aux années 2000, la clause d’articles minimum des contrats à Libération est passé de deux à cinq par semaine. Selon les gestionnaires, l’informatique permet des gains de productivité. Mais les ordinateurs ne réfléchissent pas. Disparaît ainsi ce temps de l’intelligence, cette régurgitation bovine chère à Friedrich Nietzsche sensible aux charmes des vaches.

L’idéologie du journalisme

Le journaliste n’est pas victime seulement de ses conditions de travail. Mais aussi de son acceptation de celles-ci au travers du journalisme comme idéologie. Conforté dans un complexe de supériorité assit sur une notion «d’objectivité» très niaise. La discussion des articles sur cette étude l’illustre. Le journaliste croit en la vérité révélée. Sans saisir que la science est une activité construisant des situations sur la base de paradigmes eux-même échafaudés. Cette croyance de pouvoir posséder une virginale objectivité, comprise comme point de vue divin laïcisé, fonde le dédain journalistique envers les lecteurs. A quoi bon donner de la confiture aux cochons lorsque de la junk infood suffit ?
Et en corollaire, une obséquieuse soumission aux arguments d’autorité. «Le modèle du journalisme paresseux repose sur l’autorité. L’autorité de «scientifiques» placés sur un piédestal de chasseurs de la pure vérité et l’autorité des revues évaluées par des pairs. Et ceci serait sensé garantir l’intégrité de la recherche publiée», remarque le Pr Clive Bates à propos de la couverture médiatique de cette étude. En définitive la pseudo objectivité journalistique se réduit alors en une «neutralité» au service des organismes les plus puissants en terme de propagande. C’est ainsi que le tapinage du communiqué de presse de Cindy C. Butler est devenu buzz médiatique mondial.

California über alles

Les journalistes ont joué les perroquets des autorités californiennes. Mais pourquoi une coalition d’organismes institutionnels orchestre cette campagne de propagande contre la vape ? La date, juste avant le traditionnel pic de tentatives de sevrages tabagiques de janvier, donne probablement un indice. Inhiber la sortie du tabagisme à l’aide du vapotage semble le mobile évident. A cela deux motivations majeures. 
La première est d’ordre financier. En 1998, le Tobacco Master Settlement Aggreement (MSA) condamne les firmes cigarettières à verser plus de 200 milliards de dollars d’indemnités aux Etats américains sur 25 ans. Appâtées par la manne financière, les banques proposent aux Etats des prêts toxiques garantis sur les versements du MSA. Des Tobacco Bonds indexés sur les ventes de tabac. Plus les ventes chutent, plus les intérêts dues par les Etats aux banques augmentent. La banque Goldman Sachs les nomment «Turbo fonds». «Ils les ont appelé Turbos parce que leurs remboursements vont de plus en plus vite», explique John Lampasona, analyste chez Standard & Poor’s à ProPublicca en 2014.
Carte de ProPublicca
Carte interactive de ProPublicca (cliquer)
La Californie est le second Etat américain, derrière New-York et devant l’Ohio et l’Illinois, en volume de prêts pourris contractés sur la base du MSA. Autrement dit, la Californie a désormais intérêt à ce que les ventes de tabac cessent de chuter. Or, avec 30 millions de vapoteurs, dont au moins 9 millions en usage régulier, les Etats-Unis ont vu les ventes de cigarettes reculées au double des prévisions ces dernières années. Selon l’article très fouillé du pure player ProPublicca, les Etats américains
auront remboursé 64 milliards de dollars aux banquiers de Wall Street pour 3 milliards empruntés.

La guerre du feu

L’autre raison majeure à l’opération de propagande californienne est la guerre de l’addictologie entre pro-abstinences et partisans de la réduction des risques. Cet affrontement esquissé dans mon article au Courrier au printemps dernier est à présent ouvertement déclarée. D’un côté les pragmatiques accueillent la vape comme moyen de réduction des risques pouvant sortir des fumeurs de leur tabagisme. Conséquents avec le constat de l’extrême addiction au tabac, ils considèrent préférable le switch à une consommation beaucoup moins nocive pour l’extrême majorité des fumeurs ne réussissant pas à se sevrer par les autres moyens. Une voie humaniste.
A l’opposé, le camp des pro-abstinences, héritiers idéologiques de l’obscurantisme intégriste qui a mis en place les prohibitions de l’alcool au début du 20ème siècle, puis celle du cannabis et enfin la guerre aux drogues. Le fond est celui d’un moralisme considérant la luxure comme pêché. Au risque du sida, ils proposent l’abstinence au lieu de la capote. Au risque du tabagisme, l’abstinence au lieu de la vapote. Au risque des infections, l’abstinence au lieu de l’accès à des seringues propres. Etc ad nauseam… Le calvaire en guise de rédemption ou la mort pour les impénitents. C’est ce camp dominateur que les journalistes servent par l’abstinence de toute réflexion critique lorsqu’ils essaiment leur propagande. En un mot. 
Morbide.
* Post-Scriptum du 7-01-2016 : Hugo Jalinière de Sciences & Avenir et santé log ont tous deux corrigé leurs articles début janvier. Ajoutant notamment ce qui avait été passé sous silence dans le Press Release officiel, à savoir que la fumée de cigarette tue beaucoup plus et plus vite les cellules de l’étude. Gestes d’honnêteté intellectuelle. 

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