Contre les inégalités de santé: Interview d’une anthropologue lancée sur les traces du vapotage populaire dans le Nord-Est anglais

De 2012 à 2015, Frances Thirlway a sillonné petites villes et villages des vallées du comté de Durham. De marchés en magasins, de rencontres en conversations en tête-à-tête, l’anthropologue de l’Université de Durham s’est intéressée au tabagisme et son arrêt dans les classes populairesdu Nord-Est anglais. Loin des statistiques froides, sa démarche ethnologique s’inscrit dans des rencontres, des discussions approfondies et de nombreuses observations de terrain. 

Sur le chapitre du vapotage, la chercheuse a notamment conduit des échanges au long cours avec 41 personnes âgées de 18 ans à 75 ans (28 hommes et 13 femmes), qui lui ont dévoilé leurs relations au vapotage et à l’arrêt du tabac. Dans cette région en déclin économique post-industriel, ils sont d’anciens mineurs, manœuvres, chauffeurs ou au chômage chez les hommes, dans la restauration, le soin ou le nettoyage pour les femmes. Sur fond de culture ouvrière locale, leurs interprétations varient au gré de leur genre et de leur âge. Les valeurs morales mises en jeu dévoilent des éléments significatifs pour penser les inégalités sociales face au tabagisme et les moyens d’y remédier.
Principale cause de maladies non-transmissibles, le tabagisme est un enjeu incontournable de santé publique. Bien qu’on ait assisté à une forte réduction du tabagisme au Royaume-Uni au début des années 2000, comme dans la plupart des pays à fort PIB, cette baisse n’est pas répartie de manière égale selon les groupes sociaux. Plus importante dans les milieux aisés et diplômés, la baisse est beaucoup plus faible dans les classes populaires. L’analyse statistique montre que les personnes défavorisées tentent tout autant d’arrêter, mais échouent plus souvent leur sevrage. Cet aspect accentue la pertinence d’approches alternatives à l’unique injonction d’abstinence. Le vapotage peut-il être une aide efficace pour réduire les inégalités sociales face au fardeau sanitaire du tabagisme?

Cette question de fond de la recherche de Frances Thirlway est l’objet de trois articles récents en anglais et disponibles en ligne. Everyday tactics in local moral worlds: E-cigarette practices in a working-class area of the UK dans Social Science & Medecine de décembre 2016 ; Smokers in deprived area put off by cost and faff of electronic cigarettes, paru début novembre sur le site de Socialist Health Association ; It’s complicated: health inequalities and e-cigarettes sur le site du FUSE, le Centre de recherche interdisciplinaire en santé publique.


Frances Thirlway
Nous vous proposons un entretien, mené en français via mailing, avec Frances Thirlway du Département d’anthropologie de l’Université de Durham au Royaume-Uni.
Q. – Le prix du tabac est très élevé au Royaume-Uni. Pour s’approvisionner, les fumeurs les plus pauvres ont recours au marché noir informel. Dans votre enquête, vous mettez à jour une justification morale à ce contournement. Pouvez-vous l’expliquer?
Frances Thirlway : Précisons qu’il s’agit plutôt d’un ensemble de comportements, une gamme de réactions diverses au prix élevé : d’abord il y a le recours aux marques de cigarettes bas de gamme, soit dit en passant créées justement par les compagnies de tabac pour éviter que leurs clients les plus défavorisés n’aient recours au sevrage tabagique (Gilmore et al., 2015)  ; ensuite le recours au tabac à rouler; et finalement, pour certains, l’achat clandestin de tabac. Les usagers n’y voient pas de problème moral, plutôt une astuce pour mieux joindre les deux bouts, s’en sortir financièrement. Chez les fumeurs plus âgés, s’offrir un tabac moins cher, dans certains cas, est associé aux devoirs de paternité ou aux responsabilités familiales de pouvoir offrir quelque chose à ses enfants, de ne pas sacrifier des dépenses qui devraient leur revenir en priorité.
Q. – L’hédonisme ouvrier anglais – forme de résistance à la discipline du travail, selon l’historien Edward P. Thompson – semble aussi résister aux injonctions d’arrêt du tabagisme. Comment le vapotage peut se présenter comme un moyen acceptable d’arrêter de
fumer pour les jeunes ouvriers?
Frances Thirlway : Chez les jeunes ouvriers, prêter trop d’attention à sa propre santé n’est pas compatible avec une identité masculine, à moins que ce soit pour un but sportif. Le sevrage tabagique apparait soit comme signe de faiblesse, soit comme de la prétention interprétée comme une volonté de séparation vis-à-vis de ses semblables. Le vapotage, par contre, prend place dans la logique de l’hédonisme, et il est souvent présenté comme un plaisir que l’on s’offre plutôt qu’un renoncement. En ce sens il est un bon compromis face au sevrage pur et simple.
Q. – En quoi médicaliser le vapotage pourrait-il se révéler contre-productif pour l’arrêt du tabac de ce groupe social?

Frances Thirlway : Chez les plus jeunes, en faire un médicament rendrait le vapotage bien moins attirant, et plus difficile à réconcilier avec une identité masculine.

Q. – A l’opposé, les ouvriers plus âgés que vous avez rencontré se montrent plus rétifs au principe de plaisir du vapotage. Cela s’exprime même dans le vocabulaire où ils préfèrent parler d’e-cig que de vape. A quel monde moral cela renvoie-t-il?

Frances Thirlway : Les médias nous présentent un vapotage ‘hipster’ ayant peu de rapport avec la culture populaire de l’ancien bassin minier anglais. Les anciens mineurs et ouvriers plus âgés que j’ai rencontré envisagent plutôt la cigarette électronique comme outil d’aide au sevrage tabagique, dans un discours moral qui le place dans un contexte de problèmes de santé et de responsabilités familiales.
Q. – Du côté des femmes, vous soulignez les tracas avec le matériel. Pourquoi les soucis «techniques» prennent tant d’importance pour les femmes de milieu populaire?

Frances Thirlway : Devenir vapoteur n’est pas chose simple – s’y retrouver dans le matériel, remplacer les parties qui ne marchent pas, tout cela prend du temps et des moyens aussi. Dans l’ancien bassin minier oùmon étude a eu lieu, les rôles de genre sont assez traditionnels, et une fois passée la première jeunesse, beaucoup de femmes courent entre un emploi à mi-temps – souvent à des heures antisociales – et le soin des enfants, des parents, des petits-enfants, etc. Ce qui fait que premièrement, elles n’ont guère le temps de s’intéresser aux gadgets, et deuxièmement, elles pensent très peu à leur propre santé.
Q. – Il y a beaucoup de dénigrement et d’alarmisme des médias sur le vapotage. Comment réagissent les personnes avec qui vous avez discuté?

Frances Thirlway : Je n’ai pas abordé ce sujet dans l’article car la question ne s’est pas souvent posée ; c’est surtout après mon étude que les medias se sont acharnées sur les dangers possibles. En général, les vapoteurs de longue date, qui ont bien remarqué qu’ils respirent plus facilement depuis qu’ils ont abandonné la cigarette, ne prêtent pas trop attention aux « paniques morales » médiatiques. Mais pour ceux qui sont en transition et qui vapotent tout en continuant à fumer, c’est clair que beaucoup ont été découragés par ces reportages. Et pour ceux qui ne pensent pas au sevrage tabagique, c’est une raison de plus pour continuer de fumer.
Q. – Bien que statistiquement il y ait une majorité de femmes à vapoter au Royaume-Uni, vous précisez ne pas avoir rencontré de jeunes femmes. Quelles hypothèses faites-vous quant à cette absence?

Lily Allen avec une cigalike
Frances Thirlway : Les jeunes femmes étaient peut-être tout simplement moins présentes dans les lieux où j’ai fait mon enquête de terrain, mais il me semble
qu’aujourd’hui le vapotage se conjugue surtout au masculin1. Le cot
égadget qui passionne les jeunes gens suscite moins d’intérêt chez les jeunes femmes ; on sait aussi qu’elles sont plus nombreuses que les hommes à acheter des ‘cigalikes’, bien moins efficaces pour le sevrage tabagique.
Q. – J’ai remarqué que vous ne parlez pas d’internet, pourtant un vecteur privilégié de l’essor du vapotage. Il y a des raisons à cette impasse dans votre travail?

Frances Thirlway : Les populations défavorisées sont moins susceptibles de faire leurs achats sur Internet, et souvent ne disposent pas de cartes de crédit. J’ai beaucoup parlé du marché informel, car c’est là que s’approvisionnaient mes interlocuteurs – sur les étals de marché, dans les brocantes et vide-greniers. Sans doute, le portable et l’accès à l’Internet deviennent universels, mais il n’en reste pas moins que tout le monde n’utilise pas Internet de la même façon, la fracture numérique sépare toujours les classes moyennes des plus démunis.
Q. – Dans l’objectif de réduire les inégalités sociales de santé face au tabagisme, quels éléments vous paraissent les plus importants à tenir compte sur la question du vapotage?

Frances Thirlway : Le coût du matériel et surtout le coûtde l’apprentissage par essais et erreurs sont sûrement les principaux obstacles pour les fumeurs les plus défavorisés. Il faut aussi comprendre le contexte et la façon dont le tabagisme, le sevrage tabagique et le vapotage s’inscrivent dans des pratiques culturelles qui varient en fonction de la région, du genre, de l’âge, etc. Tel un caméléon, la cigarette conventionnelle a réussi à s’associer aux pratiques de la masculinité aussi bien qu’à celles de la fémininité;reste à savoir désormais si la cigarette électronique pourra en faire autant.
Références citées par Frances Thirlway :
Gilmore, A.B., Tavakoly, B., Hiscock, R., & Taylor, G. (2015). Smoking patterns in Great Britain: the rise of cheap cigarette brands and roll your own (RYO) tobacco. in Journal of Public Health, 37, 78-88.

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