Une analyse française perce la baudruche des études affirmant l’effet passerelle de la vape

En cherchant à comprendre l’écart entre la chute accélérée du tabagisme adolescent et les études prédisant un effet passerelle du vapotage vers le tabagisme, une équipe de chercheurs français menés par le Pr Dautzenberg a déniché un énorme biais méthodologique de sélection dans la conception de ces études. Leur travail vient d’être publié en open access dans l’International Journal of Environmental Research and Public Health.

En 2009, les États-Unis comptaient 19,5 % d’adolescents de 17-18 ans qui fumaient et les autorités de santé espéraient que ce chiffre baisse à 16,5 % d’ici 2020 (plan Healthier 2020). La vape est apparue et le taux de tabagisme des adolescents a dégringolé à 4,6 % en 2020. Près de quatre fois moins qu’espéré. En France, plus de 42 % (31,5 % de fumeurs au quotidien) des 17-18 ans fumaient en 2011, un chiffre stagnant depuis des années. Puis à partir de 2014, le tabagisme adolescent dégringole pour atteindre 25,1 % (15,6 % de fumeurs au quotidien) en 2022. La chute du tabagisme adolescent se retrouve dans tous les pays où le vapotage a pu se développer.

La chute accélérée du tabagisme adolescent (jeunes ayant déclaré avoir fumé et/ou vapoté dans les 30 jours avant les enquêtes) aux USA et en France de 2011 à 2022, illustration tirée de Dautzenberg et al (2023)

Pourtant, les théoriciens de l’effet passerelle prédisent depuis dix ans que le vapotage va faire exploser le tabagisme des jeunes en les poussant dans la cigarette. Dans cette théorie, la vape ne serait qu’un hameçon amenant toujours plus de jeunes à fumer. Ces théoriciens s’appuient sur des études prétendant analyser la relation de causalité et calculer le ratio de jeunes poussés à fumer à cause du vapotage. Les tenants de la théorie de l’effet passerelle affirment que le vapotage amène les adolescents à fumer, notamment en induisant une dépendance à la nicotine, et soulignent les stratégies de marketing pour attirer les jeunes. Cependant, on ne voit pas la moindre trace de cet effet dans les statistiques en population, mais malgré cela ces prédictions convainquent massivement médias et politiciens. À l’image du ministre de la Santé français, Aurélien Rousseau qui l’a répété lors de sa présentation du nouveau Plan national de lutte contre le tabagisme (PNLT 2023-2027).

« Néanmoins, derrière le caractère cohérent et intellectuellement rassurant de cet ensemble de preuves utiles à la santé publique, il apparaît que les affirmations de causalité de ces études longitudinales sont en contradiction flagrante avec la baisse continue du tabagisme et l’augmentation concomitante de l’usage de l’e-cigarette dans la population adolescente ».

Dautzenberg Bertrand, Stéphane Legleye, Michel Underner, Philippe Arvers, Bhavish Pothegadoo, and Abdelhalim Bensaidi. 2023. « Systematic Review and Critical Analysis of Longitudinal Studies Assessing Effect of E-Cigarettes on Cigarette Initiation among Adolescent Never-Smokers » International Journal of Environmental Research and Public Health 20, no. 20: 6936. https://doi.org/10.3390/ijerph20206936

Le paradoxe entre la chute accélérée du tabagisme adolescent depuis l’essor du vapotage et les études affirmant que le vapotage est une machine à produire du fumeur adolescent a soulevé la curiosité d’une équipe de chercheurs français. Dirigée par le Pr Bertrand Dautzenberg, vétéran de la lutte antitabac française, et comprenant notamment Stéphane Legleye, de l’INSERM, le Dr Michel Underner et le Dr Philippe Arvers, tous deux bien connus dans le domaine de la tabacologie, le cardiologue Dr Bhavish Pothegadoo et le Dr Abdelhalim Bensaidi. L’équipe a analysé les 23 études concernant l’effet passerelle de la vape vers le tabagisme chez les adolescents. La vaste majorité de ces études présentaient des recommandations réglementaires pour restreindre ou interdire le vapotage en se fondant sur leurs résultats.

Près des trois-quarts des jeunes concernés par le tabagisme exclus des études

De manière inattendue pour les chercheurs français, leur analyse a mis à jour un « biais majeur » dans la méthodologie de ces études. Au lieu de mener les analyses sur l’ensemble des cohortes de jeunes qu’elles avaient à disposition, les 23 études de l’effet passerelle, à une exception près, ont systématiquement sélectionné un sous-groupe, avec des caractéristiques particulières et de dimension restreinte en regard de la cohorte globale. Ensuite, ces études ont tiré des conclusions à valeur générale à partir de leurs calculs sur ce sous-groupe particulier. La part de jeunes exclus des calculs des études représente en moyenne 74,1 % des jeunes concernés par le tabagisme. Les chercheurs français estiment que ces études ont produit « une mauvaise interprétation de résultats de sous-cohortes utilisées pour tirer des conclusions à l’échelle de la population ».

Ces études se concentrent sur 5,3 % des adolescents ayant fumé

Cet énorme biais de sélection a évidemment pour effet de grossir en déformant exagérément la part sur laquelle il focalise l’attention au détriment de la vision globale des cohortes. Les résultats des études mettent l’accent sur un effet qui ne concerne en moyenne que 5,3 % des adolescents ayant fumé dans les cohortes servant de base aux études. Ces 1676 jeunes ne représentent même que 1,3 % des 129 800 adolescents membres des cohortes globales.

L’équipe de chercheurs français a vérifié ces éléments qui n’étaient pas explicitement précisés dans la plupart de ces études. Ce mécanisme de biais de sélection se retrouve dans 22 des 23 études, devenant pour ainsi dire une recette à succès pour réussir à « démontrer l’effet passerelle » du vapotage.

« L’exclusion de tous les premiers initiateurs de cigarette, et de nombreux premiers initiateurs de l’e-cigarette, parce qu’ils étaient double-utilisateurs à T1, sans information sur le moment de l’initiation des deux produits, a deux conséquences : (1) elle réduit la validité externe des analyses et des conclusions, ce qui fait qu’elles ne sont valables que dans un petit sous-échantillon d’adolescents et ne peuvent pas être extrapolées à la cohorte initiale et (2) cela empêche d’analyser l’effet de détournement potentiel protecteur d’un usage des cigarettes électroniques contre la consommation de cigarettes », explique le travail de l’équipe menée par le Pr Bertrand Dautzenberg.

Le biais de sélection produit l’artefact de la passerelle

En bref, l’effet de sélection biaise les résultats de manière à ce qu’ils ne doivent pas être présentés comme valables pour l’ensemble des jeunes. Le point se confirme lorsqu’on compare les résultats de trois analyses publiées par les mêmes auteurs Wills et al. sur la même cohorte de lycéens à Hawaï (USA). Tandis que Wills et al. aboutissent à des scores de risques augmentés de tabagisme, autrement dit un effet passerelle, dans deux publications où ils sélectionnent des sous-groupes de leur cohorte globale d’adolescents, rien n’apparait dans leur troisième publication lorsqu’ils prennent en compte l’ensemble de la cohorte.

Explication causale simplette ou facteurs humains complexes ?

En sélectionnant les jeunes déjà vapoteurs, les études sur l’effet passerelle sélectionnent en fait les jeunes susceptibles de prise de risque. Le biais de sélection est renforcé par un biais de sélection dans le parcours de vie des adolescents dans les études sur la passerelle. « La sélection opérée dans les sous-cohortes intervient à un moment du cycle de diffusion du produit au cours de la vie des adolescents : avoir expérimenté ou fumé un produit avant un certain âge renseigne sur l’appétit pour le risque des adolescents », soulignent les chercheurs français. En ne prenant pas en compte l’ensemble des événements marquant leur adolescence, les études peuvent laisser échapper des éléments déterminants.

« Cela introduit un biais potentiellement significatif dans l’estimation de l’effet causal. Ainsi, la sélection basée sur l’âge à l’inclusion induit une sélection sur la propension à consommer des substances psychoactives. La prise en compte de l’âge d’exposition au tabac et à la cigarette électronique est fondamentale pour comprendre l’effet causal de ces produits à un moment donné, et seule une analyse complète de tous les événements survenus pendant l’adolescence permettra d’estimer de manière impartiale un effet causal moyen sur une génération. Les 5,3% de fumeurs à T2 comparés aux 1,7% attendus ayant vapé à T1 dans la cohorte reconstituée pourraient aussi bien témoigner d’une sélection d’un groupe à plus haut risque que d’un effet causal. »

Dautzenberg Bertrand, Stéphane Legleye, Michel Underner, Philippe Arvers, Bhavish Pothegadoo, and Abdelhalim Bensaidi. 2023. « Systematic Review and Critical Analysis of Longitudinal Studies Assessing Effect of E-Cigarettes on Cigarette Initiation among Adolescent Never-Smokers » International Journal of Environmental Research and Public Health 20, no. 20: 6936. https://doi.org/10.3390/ijerph20206936

Le tabou de l’effet de détournement

Cependant, en observant les résultats des études sur l’effet passerelle, l’équipe du Pr Bertrand Dautzenberg note aussi que les jeunes qui se mettent à fumer après avoir expérimenté la vape en premier fument beaucoup moins que ceux qui commencent directement par la cigarette. « L’e-cigarette a ainsi un effet de détournement sur le passage de l’expérimentation à l’usage régulier de la cigarette », soulignent les chercheurs français.

En dépit de l’évidence du phénomène rapportée par les suivis épidémiologiques, l’équipe du Pr Dautzenberg constate qu’il existe peu d’études s’étant penchées sur le phénomène de détournement du vapotage contre le tabagisme juvénile. Une analyse du Pr Lion Shahab et al. montre une réduction du risque de fumer de 52 % pour les adolescents américains qui expérimentent en premier le vapotage, tandis qu’en France cette réduction de risque a été évaluée à 42 % par un travail de l’INSERM.

De manière plus globale, quelques analyses contrefactuelles modélisent l’ampleur de l’accélération de la chute du tabagisme adolescent aux États-Unis. Une étude britannique et une Néo-Zélandaise osent montrer le rôle du vapotage dans l’accélération de la baisse du tabagisme adolescent dans ces pays. Mais ces travaux sont généralement ignorés des médias et des responsables politiques, à l’exception de la Nouvelle-Zélande.

Pourquoi autant de recherches biaisées ?

À l’opposé de ces recherches sérieuses ignorées en France, la théorie de la passerelle est présentée comme une certitude par les médias et reprise par les autorités sanitaires en France. Pourtant ces études, outre leur manque de rigueur sur les co-facteurs de risques, sont invalidées par leur biais de sélection. Leurs résultats n’auraient pas dû être généralisés à l’ensemble des adolescents comme cela a été fait.

« Les conclusions des auteurs et les tendances opposées dans les niveaux de consommation de cigarettes électroniques et de tabac auraient pu sembler compatibles il y a 10 ans, lorsque les niveaux de tabagisme étaient encore élevés et que les cigarettes électroniques commençaient tout juste à se répandre, mais pas en 2023. Fumer du tabac est si nocif que les recommandations des auteurs ont pu paraître tout à fait légitimes et naturelles. Ces facteurs peuvent avoir contribué à réduire l’attention portée aux détails de la méthodologie d’analyse », avancent les auteurs français comme excuses possibles à la dérive des auteurs et éditeurs des publications analysées.

Références:

  • Dautzenberg, Bertrand, Stéphane Legleye, Michel Underner, Philippe Arvers, Bhavish Pothegadoo, and Abdelhalim Bensaidi, 2023 : « Systematic Review and Critical Analysis of Longitudinal Studies Assessing Effect of E-Cigarettes on Cigarette Initiation among Adolescent Never-Smokers », International Journal of Environmental Research and Public Health 20, no. 20: 6936. https://doi.org/10.3390/ijerph20206936
  • Gateway or common liability? A systematic review and meta-analysis of studies of adolescent e-cigarette use and future smoking initiation ; Gary C. K. Chan, Daniel Stjepanović, Carmen Lim, Tianze Sun, Aathavan Shanmuga Anandan, Jason P. Connor, Coral Gartner, Wayne D. Hall, Janni Leung ; September 2020 https://doi.org/10.1111/add.15246
  • Shahab, L.; Beard, E.; Brown, J. Association of initial e-cigarette and other tobacco product use with subsequent cigarette smoking in adolescents: A cross-sectional, matched control study. Tob. Control 202130. https://tobaccocontrol.bmj.com/content/30/2/212
  • Legleye, S.; Aubin, H.J.; Falissard, B.; Beck, F.; Spilka, S. Experimenting first with e-cigarettes versus first with cigarettes and transition to daily cigarette use among adolescents: The crucial effect of age at first experiment. Addiction 2021116 https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/add.15330
  • Chyderiotis, S.; Benmarhnia, T.; Beck, F.; Spilka, S.; Legleye, S. Does e-cigarette experimentation increase the transition to daily smoking among young ever-smokers in France? https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0376871620300181
  • Foxon, F., and Selya, A. S. (2020) Electronic cigarettes, nicotine use trends and use initiation ages among US adolescents from 1999 to 2018. Addiction, 115:2369– 2378. https://doi.org/10.1111/add.15099.
  • Natasha A Sokol, Justin M Feldman : High School Seniors Who Used E-Cigarettes May Have Otherwise Been Cigarette Smokers: Evidence From Monitoring the Future (United States, 2009–2018), Nicotine & Tobacco Research, Volume 23, Issue 11, November 2021, Pages 1958–1961, https://doi.org/10.1093/ntr/ntab102

2 commentaires sur “Une analyse française perce la baudruche des études affirmant l’effet passerelle de la vape

  1. Merci de présenter ici cette publication qui n’intéressent pas ceux qui sont en croisade contre la vape, et qui ne se rendent pas compte que cela peut entraîner une reprise du tabagisme parmi ceux qui désirent arrêter de fumer et qui pensaient passer par la vape.
    La diabolisation de la nicotine est un facteur aggravant…

    Philippe ARVERS, MD, PhD, co-auteur de cette étude
    https://www.researchgate.net/profile/Philippe-Arvers

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